Honorer ma douleur pour le monde
- Maude Desbois 
- 13 juin
- 4 min de lecture
Par Maude Desbois
Mère au front pour Noah, Florence et tous les enfants du monde

J’ai écrit un texte dystopique, il y a de cela environ un an, dont l’introduction ressemble dangereusement à des journées comme celles que nous avons eu récemment, à quelques détails près.
Le soleil rougeoyant, les particules fines, l’indice de l’air très mauvais, les feux de forêt qui engloutissent tout sur leur passage, semblant progresser à une lenteur infinie à vol d’oiseau, mais à une vitesse beaucoup trop grande lorsque le brasier lèche le sol autour de ta maison que tu as fuie il y a plusieurs jours à cause de la fumée trop dense et du danger imminent de toucher les flammes du bout des doigts.
Maintenant, je sais que, lorsque le soleil a cette couleur, c’est l’angoisse qui me prend au ventre, c’est que ça brûle intensément quelque part.
L’air embrumé était tellement mauvais à Montréal que j’ai même eu le réflexe d’envoyer une note à la direction de l’école de ma fille pour savoir s’ils allaient faire courir les enfants dehors comme prévu.
Je m’inquiète de ce que mes enfants respirent, pendant que d’autres se demandent où ils vivront demain parce que leur village a été calciné. Il ne reste rien. Nous sommes à des kilomètres de ces feux, et pourtant, cette poussière de cendres voyage dans le vent, et la contamination ne connaît aucune frontière, par la voie des eaux ou celle des airs.
Entre les événements tragiques tels que le génocide en Palestine, la fonte et l’effondrement des glaciers, les incendies de forêt, la prolifération des oléoducs qui nous pend au bout du nez, les projets de lois qui passent sous bâillon, les activistes condamnés pour avoir défendu le vivant, les six cas de féminicides recensés depuis le début de l’année au Québec, les bagarres d’écoliers des broligarques, et le boys club de Montréal qui crée des remparts factices autour d’un agresseur notoire, elle est où la joie? Il est où l’espoir auquel s’accrocher pour créer un monde différent?
Il faudra un jour admettre que tout est lié. Que les enjeux sociaux, politiques, géopolitiques, et environnementaux actuels, sont profondément enracinés dans les inégalités de genre, de classe et de race, dans les rapports de pouvoir, dans un système patriarcal, colonial, et que ce système en est un de violences à tant de niveaux qu’il est vertigineux de tous les regarder en face.
Je milite chaque jour depuis l’enfance pour tenter de faire une différence. Pour le vivant, pour les femmes, pour les communautés et les personnes marginalisées, racisées, les personnes vivant avec un handicap, un syndrome, avec ou sans déficience intellectuelle; contre les inégalités, l’injustice au sens large et à la petite échelle de ma personne qui a elle-même traversé les portes des cours de justice pour les voir se refermer sur elle. Chaque partie de mon existence se calibre autour de ces enjeux à défendre et à sortir de l’invisible. Oui, ça use, d'avoir continuellement la sensation de battre des ailes contre le vent, contre des forces plus nombreuses, plus grandes, plus riches. Et on ne peut porter à bout de bras toutes les causes de ce monde. C’est impossible. J’aimerais pourtant avoir cette capacité infinie.
Jusqu’à tout récemment, je repoussais encore l’inévitable. L’idée que notre quotidien serait celui-ci maintenant, indubitablement. Des jours plus qu’incertains, et un avenir de plus en plus érodé pour les prochaines générations. Bien que j’aie voulu procrastiner sur ce point, remettre le moment tragique de cette prise de conscience entière et écrasante à une époque où je serais plus près de la mort que de l’éveil, la réalité finit toujours par nous rattraper. Tout vient à qui sait attendre, même le plus dur et le plus laid. Je me disais - naïvement, j’en conviens - que chaque catastrophe ajoutée était une alarme de plus pour se réveiller d’une torpeur généralisée, une opportunité nouvelle de se relever d’un engourdissement qui ne peut plus durer. Pourtant, les personnes au pouvoir dans les hautes instances continuent de remettre le nez dans leurs plans de développement d’affaires, dans leurs budgets mal répartis, dans leurs égos mal placés; choisissant le déni pour arme de destruction massive, au nom de l’économie, de la population qu’ils prétendent défendre et protéger.
La peur, ça use.
Quand se lever à la lumière brouillée du soleil devient banalité, il y a de quoi s’inquiéter, vous ne croyez pas? J’aimerais avoir la force d’honorer ma douleur pour le monde. Accepter de faire le deuil de ce qui ne sera plus, sans avoir du même coup l’insoutenable sensation d’abandonner. On en est pourtant rendus au point où il faut admettre ce qui était. Au passé.
Alors, que voulez-vous que je vous dise cher·es ministres, décideurs et décideuses, personnes détentrices des pouvoirs financiers et institutionnels? Coupez dans l’essentiel, construisez plus de pipelines, faites de l'extraction minière sur terre et sous les mers jusqu’à en déplacer des familles de bélugas et à en décimer des populations à petit feu; emprisonnez les militantes et les militants pour avoir enfreint votre droit à jouir de l’exploitation dévastatrice de vos industries qui mineront nos existences jusqu’à l’anéantissement.
Il faut parfois, à répétition, se rendre malade d’avoir trop mangé pour s’apercevoir que les excès ne sont bénéfiques pour personne, semble-t-il.
Suis-je en train de jeter l’éponge? Certainement pas. Sur ce point, je peux vous dire : jamais. Je prends seulement un pas de recul pour mieux reprendre la lutte avec la conviction qu'un jour, nous serons innombrables.



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