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La bouchée de trop

Dernière mise à jour : 26 mars



Tout a commencé par l’achat d’un bas collant.

Appelons la protagoniste Marie, pour le bien de ce texte.


Marie doit se procurer un collant pour aller avec sa robe du réveillon de Noël. Elle veut faire un effort, sortir de son linge souple et confortable (lire ici: linge mou) pour flasher un peu, se sentir belle, que tante Johanne lui dise aussi combien elle est mignonne dans sa jolie robe. Marie a, disons, 40 ans, deux enfants. « Un de chaque », comme dirait oncle Marcel.


En bref, Marie ne s’est pas acheté de nouvelle paire de collants depuis des lustres. Elle réutilise ceux qu’elle possède depuis l’ère universitaire, qui ressemblent maintenant à une constellation de petites boules de peluches. Elle rassemble donc son courage pour aller s’en procurer une paire de tout neufs; se rend au magasin, choisit ce qu’elle croit être le bon format en fonction de son poids et de sa taille, puis rentre à la maison, bien fière d’avoir accompli sa besogne. Marie sort ledit objet de son emballage de carton, et décide de l’enfiler.


Marie croyait pourtant avoir bien choisi.


Elle tire, s'essouffle, grogne, jure; l’enlève pour reprendre depuis la pointe de ses orteils en s’assurant de bien les étirer, sans toutefois les déchirer (la ligne est mince entre les deux). Elle arrive finalement, de peine et de misère, jusqu’en haut de son ventre et lâche, dans un soupir bruyant, l’élastique qui claque sur sa peau. Elle a l’impression d’avoir été plastifiée. Elle peine à se mouvoir, à respirer; elle craint même d’entendre le tissu distendu se déchirer si elle s'assoit. Elle risque un coup d'œil au miroir. Son estime dégringole jusqu’à la pointe de son petit orteil confiné dans cet amalgame de dérivés de pétrole. Marie se dit qu’il est impossible d’être aussi inconfortable, qu’il doit y avoir erreur sur la taille. Elle reprend le carton au fond du bac de recyclage et le scrute. Gainant. Le mot en petits caractères qu’elle n’avait pas vu.


La gaine, autrefois symbole de droiture, de fermeté d’âme et de mœurs, issu de l’univers masculin et militaire.


Gainant, synonyme de: rentre-moi ce bourrelet que je ne saurais voir; au même titre que les push-up bras et autres soutiens-gorge à cerceaux rigides, servant ultimement à uniformiser les poitrines de toutes les femmes, dans la forme de celle de notre bien-aimée Barbie. 


La gaine, outil de modelage pour rendre la silhouette plus belle et désirable.


Alors, rentre le ventre et sourit ma chérie, c’est Noël!


Marie retire l’objet de torture de sur sa peau et le laisse choir sur le sol, gagnée d’un mal-être qu’elle n’espérait pas trouver caché dans ce petit paquet soyeux. Elle voulait seulement se donner une dégaine de femme bien-dans-sa-peau, être belle dans sa robe de soir de fête.


Les déclinaisons de l'inconfort se poursuivent et pourraient aller comme suit: 


« J’ai vraiment pris du poids, doux Jésus! Mon Dieu que je suis vieille et que je fais dur. On dirait que ça commence à plisser de partout. Mais j’ai quand même eu deux enfants, là. Je sens juste le gras sous ma peau quand je bouge. Suffira de ne pas manger avant d’aller au party. Je vois tout ce qui déborde des élastiques qui serrent mon corps. Je pourrais aussi manger moins sur place, sinon je vais exploser avec ça sur le dos. Ma résolution: faire du sport, manger moins, boire plus de jus verts. Pas de dessert, c’est sûr! Feu le sucre à la crème de grand-maman. Je suis convaincue que mon oncle Serge va encore me tapoter le ventre en me demandant: « Il est pour quand le prochain? ». Ah, maintenant que j’y pense, j’ai vu passer une plante sur Internet qui vient de je-sais-plus-où et qui fait des miracles pour perdre du poids. C’est tout naturel en plus. Je pourrais peut-être m’en acheter. Ma tante Micheline va assurément me prendre par les épaules pour me répéter: « Elle est faite forte c’te p’tite fille-là! ». La joie. Ça me serre dans le ventre quand je me regarde. Je me dégoûte. Et, chose certaine, ma mère va me parler de la dernière mode alimentaire révolutionnaire qui m'aidera sûrement. Je me sens comme une merde. »


La spirale de Marie est enclenchée et sera difficile à taire.


Je pourrais m’arrêter là, à ce qui semble évident. Mais j’ai envie de mettre la table pour un autre genre de récit. Celui qui demeure invisible lorsqu’on ne s’y attarde pas.


« Être bien. Bien dans ma peau, dans mon corps. Oui, je le veux. »


Continuellement bombardé·es de la manière la plus insidieuse à l’évidence obscène qui nous passe tout de même sous le nez. Des normes de beauté imposées par notre société, en passant par le marketing et l'industrie de la minceur, tout y est afin que nous ayons cet intarissable désir de remodeler nos vies.


Difficile de croire que c’est une machinerie lourde et bien ficelée qui nous pousse à nous détester à ce point. À côté du mercantilisme illimité, le véritable fondement du bien-être ne fait pas le poids.


À faire défiler son fil Instagram, à toute heure du jour et de la nuit, Marie se laisse prendre au jeu de ces influenceuses qui la dégoûtent autant qu’elles la fascinent. Obsession morbide dont elle se gave au même rythme qu’elle engouffre un paquet de biscuits les soirs moins glorieux. Ces femmes sans âge semblent détenir le secret du bonheur à même leur corps sculpté, huilé et bronzé, toujours si libres dans leurs habits légers, leurs décors épurés. Le reflet d’un idéal préfabriqué qu’elle voudrait pouvoir acheter dans une boîte, prêt-à-porter.


La bouchée de trop, suivie d’une culpabilité dont elle goûte l’amertume chaque fois, l’épuise. La solitude gagne du terrain sur les sorties entre amis qui génèrent une trop grande anxiété. Marie se déconnecte de ce qui la sauverait probablement d’elle-même, plongée dans un déni à demi assumé, un brouillard qui se densifie, se laissant contrôler plus aisément par ce qui se trouve à l’extérieur, sans trouver le chemin de ce qui réside en elle.


Assise sur son lit, faisant face au miroir, Marie trouve bien triste d’être dérangée par si peu, finalement. Qu’une simple gaine lui donne l’impression d’être passée au microscope, disséquant chaque cellule adipeuse abritée sous sa peau. La pleine conscience nous amène à prendre le temps de tout percevoir, faisant rouler les aliments sur nos lèvres, dans notre bouche, pour mieux les goûter. Marie sent chacune des particules qui pénètrent son corps, oui. Elle maîtrise parfaitement l’hyperconscience à temps plein. Elle est de celles qui rient en lançant « J’aurai juste à courir plus demain! », qui comptent machinalement ce qui se retrouve dans leur assiette. Parce que, pour elle, c’est Noël tous les jours.


Nous sommes-nous laissés formater par la société? Est-ce que nous nous retrouvons maintenant si loin de ce qu’est l’humain, que nos repères se sont dilués, assimilés par la tendance, dans une obsolescence programmée de clichés? Il y a certes plus d’une ombre au tableau, sans l’ombre d’un doute.


Dans la noirceur translucide du bas collant de Marie, on peut lire les blessures collectives et individuelles qu’il nous reste encore à transcender. Dans la banalité de cet instant passé devant son miroir, on voit l’inévitable besoin de connecter aux autres et à elle-même, avec un autre langage que celui de l’étau du corps.


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